Le prophète

CHRONIQUES DE MEDITIA

Épisode 1 – Le Conteur

C’était la saison sèche et les rayons du soleil réchauffaient sa jeune peau tannée pendant que les bruissements des vagues le faisaient progressivement glisser dans une douce rêverie. On l’avait forcé à se lever aux aurores pour suivre les enseignements de son grand-père, un pêcheur.

Sur l’archipel de Nimy, il n’y avait pas pire destin que celui qui lui était réservé. Plus loin dans les terres et sur les plus grandes îles de l’archipel, les jeunes entraient dans l’armée royale ou rejoignaient le Collège des Navigateurs. Ils étaient alors chargés d'élaborer les aéronefs et les navires nécessaires à la vie sur Phaross. Les autres villes côtières abritaient chacune une Guilde d’Exploitants permettant à n'importe qui de partir sur la Grande Mer chercher des ressources se revendant à prix d’or sur les autres planètes.

Mais pas ici, dans ce village perdu au bout du monde.

Yàson, lui, se voyait en grand héros sauveur de son archipel, à l’égale du puissant Manolius, premier roi de Phaross qui avait uni les Archipels sous une seule bannière et gagné le respect du Maître de Toutes Choses. Yàson était un jeune typique de son époque, abreuvé de récits épiques sur de grands héros et bienfaiteurs ou de prêtres zélés détenteurs d'un pouvoir incommensurable donné par le Maître de Toutes Choses. Comme tous les hommes de Nimy, il regardait le ciel en voyant passer les fiers chasseurs du Roi et s'imaginait aux commandes de ces puissants aéronefs.

Brusquement, en écho à ses pensées, l’un de ces chasseurs passa au-dessus du bateau. Un bang tonitruant ébranla le ciel et une pointe élancée flanquée d’ailes larges recourbées vers l’arrière, zébra l’azur. Les réacteurs surpuissants émettaient une lumière blanche vive qui faisait passer les deux soleils de Meditia pour de simples lampes de salon. Yàson plissa les yeux pour se protéger de la lumière et observa pensivement le pilote faire des boucles et vrilles à des vitesses ahurissantes.

Un grand coup sur la tête le fit sortir de sa rêverie :

— Si t’es v’nu c’est pour m’aider, pas pour bayer aux corneilles en lorgnant les piafs, railla son grand-père.

Le choc puissant obligea Yàson à émettre un son rauque de douleur et sa tête résonna si fort qu’il pensait que l’aéronef venait de lui pénétrer le crâne par les oreilles. Il leva les yeux vers son grand-père, Georgio, comprenant enfin ce qu'il venait de se passer.

Le vieil homme, et il n’aimait pas être appelé ainsi, était puissamment bâti et, malgré les années, avait des réflexes aussi affutés que ceux de Yàson. Il tenait à la main le long et épais bâton qui servait à enrouler le filet de pêche et le brandissait de manière menaçante.

— Tu aurais pu me fracasser le crâne avec ça ! répliqua Yàson en se massant la tête. Et je ne rêvais pas, je regardais le chasseur !

Georgio lui donna un coup de pied.

— Lève-toi ! Si t’as le temps d’baver, t’as le temps de r’monter les filets !

Yàson se leva en soufflant et commença à tirer de concert avec son grand-père sur les cordes de pêche. Il se souvint brusquement que ce soir, avant le dîner, le Conteur donnerait une représentation sur la place du village portuaire.

Cet étrange personnage et sa suite avaient déposé leurs malles dans l’auberge du village. Le groupe se composait de cinq Pharossiens qui avaient décidé de quitter la ville voisine pour accompagner le Conteur. Ils le suivaient comme son ombre et répondaient à ses moindres demandes.

Pour autant que Yàson pouvait en juger, ce Conteur n’était pas natif de Nimy. Il n’avait pas le teint cuivré des habitants du secteur et ne ressemblait à aucun autre Pharossien. Le Conteur était aussi blanc qu’un Romien, mais n’avait pas l’attitude si irritante, caractéristique des négociants de la lointaine planète Romia. Son parler était imparfait, comme s’il ne maîtrisait pas le Meditien de base, et il semblait toujours mal à l’aise quand on l’interrogeait directement.

Mais ce qui rendait ce personnage si extraordinaire et populaire auprès des jeunes du village, c’est qu’il racontait des histoires qui ne correspondaient à aucun récit de Meditia.

Il ne fallait pas s’y tromper : les habitants de cette partie de l’Archipel détestaient les étrangers, et aucun autre Meditien — pas même Pharossien — ne pouvait rester dans ce coin désolé et rude plus de trois jours. Les histoires du Conteur avaient aussitôt détendu l’ensemble des villageois, et la majorité d’entre eux l’écoutaient tous les soirs et le traitaient comme l’un des leurs.

Le pouvoir d’attraction de ce personnage dépassait le cadre de ses gestes et des paroles qu’il échangeait rarement avec les autres. Mais dès qu’il commençait à raconter ses histoires, le public était captivé, et les auditeurs ne sortaient de leur torpeur que lorsque le Conteur se taisait enfin, pour l’assaillir de questions avides et de demandes de suite.

Yàson était comme les autres, subjugué, et ne voulait surtout pas manquer la représentation de ce soir. Il entreprit donc de tirer de toutes ses forces sur les lignes pour accélérer le travail et rentrer plus tôt.

— Bah voilà, quand tu veux ! dit son grand-père en riant aux éclats.

— Oui, je veux être à la représentation du Conteur le plus vite possible ! souffla sous l’effort Yàson.

— Ce bonimenteur et ses sornettes…, grommela le vieux, il va finir par t’faire chavirer la cervelle plus vite qu’un radeau en pleine tempête !

— Ce n’est pas ça ! Je vais y retrouver Léda, mentit-il éhontément.

— Ha ! Je comprends qu’la p’tite te r’tourne la tête ! Mais c’est pas une raison pour lâcher la barre. T’es mon p’tit-fils, Yàson, et j’veux pas d’un moussaillon qui cogite comme un filet vide !

Yàson se mordit les lèvres. Sa famille, la plus ancienne du village et la plus bourrue, avait pris le Conteur en grippe et ne cessait de clamer haut et fort qu’il devait partir. Yàson parvenait à participer aux représentations en prétextant qu’il le faisait pour Léda. Ce n’était pas complètement faux, il aimait la jeune fille, mais le plaisir d’écouter le Conteur avait pris le pas sur le plaisir de partager ça avec sa petite amie.

Et ce soir-là, Yàson brûlait d’envie d’entendre la suite des aventures du Héros Ulysse et de ses marins...