Le prophète

CHRONIQUES DE MEDITIA

Épisode 3 – Réaction

Ses narines étaient agressées par l’air saturé des odeurs d’encens et d’onctions. Ses nerfs étaient à vif. Il porta sa main droite devant son regard. Elle tremblait comme un roseau en pleine tempête. Il lutta un instant contre les mouvements saccadés en se concentrant. Mais sa main tressautait toujours sous ses yeux hagards. Il attrapa la poignée tremblotante avec sa main gauche et récita une simple injonction :

— Maître de Toutes Choses, accorde-moi ta force !

L’office était imminent et il devenait nécessaire qu’il parvienne à se calmer.

Il relâcha ses membres et s’observa dans le miroir. Le manque de sommeil creusait ses traits vieillis. Toutes ces nuits, sans fermer l'œil, assailli par des cauchemars, l’avaient laissé vide d’énergie. Il craignait maintenant la nuit, comme un enfant persuadé que l’ombre allait le dévorer. La vigueur avait quitté son corps et ses yeux étaient injectés de sang. S’il voulait remplir son rôle, il n’avait plus le choix.

Il sortit une petite fiole des replis de sa robe cérémonielle et l’ouvrit en jetant violemment le bouchon contre le mur opposé. Il en était arrivé à des extrêmes dont les conséquences pourraient lui coûter plus que quelques nuits. Il avala le contenu de la fiole d’un trait et la brisa au sol.

Le breuvage coula le long de son œsophage en un feu liquide. La douleur intense le plia en deux. Son sang en ébullition rejetait le produit. Des mots se répercutaient dans sa boîte crânienne, gagnant en intensité à chaque rebond.

— Je ré….siste et je vis pour …. le Maître de Toutes Choses, parvint-il à articuler.

Enfin la force remonta des profondeurs de son être. Il se redressa lentement, savourant l’énergie qui parcourait son corps régénéré. Ses traits s’affinèrent et ses yeux révulsés reprirent leur éclat de leur sagesse d’antan. Les nuits d’insomnie, les douleurs de la vieillesse et l’incertitude s’étaient envolées, consumées par la substance maudite. Il leva sa main droite. Elle était de nouveau vigoureuse et ne tremblait plus. Il joua quelques instants avec ses doigts. Il ajusta sa coiffe. Il était prêt.

La porte de l’antichambre s’entrebailla en grinçant.

— Votre sainteté, Le Seigneur Kardia est là, il vous attend.

Il ne prit pas la peine de répondre. La porte se referma tout aussi lentement. Il lissa sa robe d’un geste lent. L’heure était venue. Il laissa son reflet à ses contemplations et sortit de la pièce.

Le temple d’Octénia se trouvait au centre de la ville sur l’avenue qui menait à la grande forteresse des Kardia. L’imposante structure pouvait accueillir des milliers de personnes et les offices réguliers permettaient à chacun de prier au moins une fois dans la semaine. Ce premier jour de la saison des moussons était consacré aux prières de remerciement au Maître de Toutes Choses. Les plus grands dignitaires de l’archipel et des îles voisines se rassemblaient dans l’édifice pour entendre le sermon de l’archidiacre Atenon, le plus illustre représentant du culte du Maître de Toutes choses sur Phaross.

Le Seigneur Kardia attendait devant le monumental autel de pierre, accompagné comme toujours de ses filles. L’amiral de la flotte d’Octénia et son fils, suivaient aussi le Seigneur comme son ombre. Le cœur du sanctuaire résonnait des discussions de la population qui prenait place sur les bancs de bois précieux issus des Archipels Noirs. Le Seigneur Kardia, en tant que Gouverneur de l’archipel d’Octénia, disposait du droit, inestimable, de pouvoir s’entretenir avec l’archidiacre avant l’office. Et il n’aurait raté ça pour rien au monde.

Après quelques minutes d’attente, l’archidiacre approchait enfin et se dirigeait d’un pas sûr vers lui. Pour autant que Kardia pouvait en juger, l’archidiacre n’avait pas vieilli malgré les dix années qui séparaient sa dernière venue. Pour un homme de 95 ans, il se portait aussi bien que lui.

— Atenon, mon ami !, déclara Kardia en tendant les bras ouverts.

Les deux hommes s’enlacèrent longuement.

— Je suis heureux de vous revoir, Alessandr. J’ai pris connaissance de l’état de santé de votre femme. Quelles sont les nouvelles ?

Le Seigneur Kardia recula et tourna légèrement la tête vers son amiral. Celui-ci fit un geste bref dans la direction de son fils.

— Raen, emmène les Princesses prendre place, dit l’amiral.

Le jeune garçon s’exécuta et accompagna les fillettes à s’installer sur un banc richement décoré au premier rang.

Atenon observa la plus jeune. Elle n’avait que 7 ans mais déjà, elle avait la prestance et la grandeur de sa mère. Il fut attristé en pensant à cette femme formidable qu’il connaissait depuis toujours.

— Je crains le pire, commença le Seigneur Kardia en vérifiant que ces filles étaient assez éloignées. Je vais devoir l’emmener sur G’tie pour que les Sorcières tentent quelque chose.

— J’en suis navré, répondit le religieux. Je passerai la voir après l’office, je lui dois bien ça. Comment les petites réagissent ?

— Salfira est forte, comme elle est amenée à régner je me suis assuré qu’elle résiste à n’importe quoi. Mais Iltis m’inquiète, avoua le père. Elle est très attachée à sa mère et je me sens impuissant.

— Nous allons prier ensemble le Maître de Toutes Choses pour son salut. Allez prendre place, nous allons commencer.

Atenon observa le Seigneur Kardia prenant place auprès de ses filles. Celles-ci bavardaient alors que le jeune Raen s'efforçait de les calmer en gardant le même sérieux affiché par son père. Mais régulièrement, un chuchotement d’Iltis dans son oreille suffisait à le faire pouffer de rire. L’archidiacre souriait devant tant d'insouciance. La jeune fille se figea, surpris par le sourire du prêtre et soutint son regard. Elle sourit. Mais son expression changea brusquement. Son air enfantin s’évanouit sous un masque d’assurance et de défi. Ses yeux devinrent blanc sur blanc et une aura rougoyante pulsa de son corps frêle.

Atenon cligna des yeux et Iltis redevint la fillette souriante et espiègle qui cherchait à déstabiliser son jeune protecteur. Il attribua cette hallucination à la fatigue et au produit illicite qu’il avait ingurgité. Rien d’insurmontable pour le moment. Il avait une longue cérémonie à mener.

Il se retourna et monta les petites marches de marbre menant à l’arrière de l’autel. Il ferma les yeux et s’inclina lentement devant la statue imposante de son Dieu. Le monument montait à plus de 10 mètres de hauteur et sa tête disparaissait dans les ombres du toit. De ses quatre bras, deux exhibaient le symbole de Phaross, la Voile Infinie et les deux autres portaient les joyaux sacrés. Placés dans l’alignement d’une ouverture dans la coupole, la lumière se trouvait concentrée par les cristaux. La nef était ainsi baignée d’une lumière vive.

Atenon se releva, croisa les bras et chuchota une imprécation. Il fit face à la foule et tendit les mains, à l’image de son Dieu. La foule reprit en chœur l’imprécation de remerciement au Maître de Toutes choses.

L’archidiacre ouvrit les yeux et contempla la foule rassemblée. Il pouvait entendre vibrer les âmes de ses fidèles sur les murs de pierre blanche de ce gigantesque édifice. Les lourdes portes de bois au fond du temple étaient maintenant fermées et la lumière provenait uniquement du rayonnement des joyaux. Tout était plongé dans une ombre douce et protectrice. Il prit une grande inspiration et se délecta de l’odeur de l’encens cérémoniel.

Le regard d’Atenon fut happé par la coupole. La pierre blanche luisait, rouge et pulsante, comme des braises incandescentes. Il jeta un coup d'œil à l’assistance mais personne ne semblait avoir remarqué le phénomène. Ils restaient silencieux, figés dans une immobilité inquiétante.

Il reporta son attention vers la coupole et maintenant le toit entier était en train de fondre.

Un souffle brûlant balaya la nef. Sous ses yeux horrifiés, les bancs de bois prirent feu comme un fétu de paille. Ses fidèles ne hurlaient pas, ils fondaient. Leurs visages s’effondraient en silence, leurs orbites ruisselantes de larmes de chair. Il sentit la chaleur commencer à attaquer sa peau et voulut s’enfuir mais il était cloué dans la lumière du Maître de Toutes Choses. La scène infernale lui révulsait le cœur. Il essaya de se convaincre que ce n’était qu’une illusion mais tout était trop réel. Plus réel que tous les cauchemars qui hantaient ses nuits.

Une détonation provoqua l’effondrement de la coupole. La chaleur devint plus forte et une partie des convives furent vaporisés, ne laissant que des squelettes fumants. Lorsque la poussière retomba, Atenon distingua un homme posé, genou à terre, tel un héros d’antan, au milieu de la travée centrale. Il était vêtu d’une armure étincelante, frappée de l’insigne de la Tour. Des ailes mécaniques immenses encadraient cette figure d’Apocalypse. Puis, elles se replièrent dans son dos et il se releva. Il tira une lame recourbée d’un fourreau et avança. Il ne semblait pas subir la chaleur horrible et à chacun de ses pas, une onde de choc faisait exploser les fidèles qui se consumaient à proximité.

Une nouvelle vague de chaleur provenant du premier rang balaya le reste de l'assistance comme des poupées de chiffon déchirées. Atenon ne l’avait pas remarqué au départ, mais une jeune femme se leva, indemne. Il reconnut Iltis… mais ce n’était plus une enfant. Elle était aussi belle et rayonnante que sa mère. L’air autour d’elle se courbait sous l’effet d’une pulsion irradiante qui provenait de son corps.

Elle se déplaça vers l’homme en armure. Éclose dans l’horreur, plus radieuse qu’aucun souvenir, elle saisit la main du fléau.

— Reconnais celui qui détruira et consumera ton monde, dit la jeune femme d’une voix sinistre. Vous êtes le seul à pouvoir l'arrêter. Allez sur G’tie et trouvez l’Oeil qui se cache dans le sable.

Le feu le dévora dans un souffle ardent final.

Il bascula en arrière en fermant les yeux. Un choc sourd se répercuta sur les murs du temple lorsque son corps frappa le sol. Le Seigneur Kardia se leva précipitamment pour aider son ami inconscient. Une dernière voix résonna dans le crâne d’Atenon :

— Sauvez-nous !

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